Une société du bluff

 « Dominique nous a bluffés »

Cette petite phrase de Marisol Touraine complimentant la maestria avec laquelle Dominique Bertinotti avait dissimulé son cancer m’a interpellée. Pourtant, avec son air faussement innocent, elle se remarquait à peine, écrasée qu’elle était par le sujet principal de l’article du Monde, la révélation (ici) de son cancer du sein par la ministre déléguée en charge de la Famille alors que le gros de l’épreuve était passée. Elle m’a interpellée car, à en croire le ton admiratif de la déclarante, savoir bluffer devient une qualité de plus en plus appréciée, et davantage encore quand il s’agit de cancer. Cela nous amène à nous interroger sur la disparition effective des tabous dans ce domaine. Le cancer ne se cache plus, mais ne se révèle que lorsqu’on en a triomphé, quand il ne se voit plus.

« Que votre cancer ne se voit pas » semble être la consigne donnée aux cancéreuses. Dominique Bertinotti affiche d’ailleurs clairement cette priorité : « Et elle n’a pas posé la question qui lui importait finalement le plus : « Est-ce que, en tant que personne publique, je vais pouvoir tenir le silence ? Est-ce que ça ne va pas se voir  ? »» Préoccupation qui peut être légitime, certes, mais inquiétante lorsqu’elle prend le pas sur les autres. Révélateur d’une société axée sur l’importance de sauver les apparences, une société du bluff. Une société dont la réponse intuitive face à un problème est de le masquer. Serions-nous devenus immatures au point de penser qu’il suffit d’effacer les signes visibles de la maladie pour la faire disparaitre ?

Avant d’aller plus loin, une précision : il n’est aucunement question ici de juger un choix d’attitude personnel – nous sommes toutes différentes, et ainsi que les circonstances dans lesquelles un choix est fait –  mais davantage la propension de notre société à nous désigner une attitude en particulier comme étant LA bonne, imposant du même coup une pression à se conformer aux femmes à qui cette attitude ne correspond pas, leur ajoutant un fardeau supplémentaire à celui, déjà bien lourd, de la maladie.

Nous avons ainsi l’inquiétude de Dominique Bertinotti  « Est-ce que ça ne va pas se voir ? » qui répond à l’injonction de la société « Que votre cancer ne se voit pas ». Et l’on ne comprend plus : « Le cancer du sein, parlons-en ![1] », mais cachons-le quand il est là. La cohérence du message ne saute pas franchement aux yeux. « Il faut cesser de stigmatiser le cancer du sein », nous rabâche-t-on … Pourquoi alors une telle pression sur les femmes pour qu’elles cachent les stigmates du traitement ? Pour les aider, toute une panoplie qui va des petits alliés (maquillage, perruque, prothèse externe) à la beaucoup plus risquée multi-intervention chirurgicale de reconstruction mammaire. Nous adorons parler du cancer du sein mais refusons de le voir quand il n’est pas glamour. Ne sommes-nous pas en train de nous tromper nous-mêmes en prétendant agir de façon désintéressée ?

Car cet arsenal que la technologie met « au service de la femme » pour restaurer sa féminité, qui sert-il en premier lieu ? Qui soigne-t-on au juste avec cet effacement des traces de la maladie/traitement ? Est-ce la patiente qui soigne son apparence ? Ou la société qui soigne sa culpabilité ? Quel moral nous importe en premier lieu ? Celui de la femme qui subit les affres du traitement ? Ou le notre qui préférons ne rien voir desdites affres ? Réponse d’une patiente sur le forum de l’association Les Impatientes  dédié à la chirurgie reconstructrice du sein:

« Quand les médias et surtout la gente médicale nous mettent la grosse pression pour repasser X fois sur le billard, se faire découper d’un coté, recoudre de l’autre, là ça me fait bouillir. La reconstruction c’est entre autre une solution de déculpabilisation pour les médecins qui ont, à leur place à eux, à assumer cette destructivité radicale du traitement. C’est aussi, à nouveau le règne de la toute puissance du chirurgien, rien ne l’arrête, qui prétend construire du corps. »

Reconstruction des seins et re-création de la femme ne font plus qu’un. Amalgame confirmé par le slogan de DIEP, affiché un peu incongrument comme partenaire sur ce forum sur la reconstruction mammaire :

« Et DIEP recréa la femme ».

Rien que ça. DIEP n’a pas peur des mots. Dieu créa la femme, le cancer du sein la décréa, et DIEP la recréa. Amen. Le cycle est bouclé, le parcours fléché, le tour joué, et la vie parfaite. Nous aurions bien tort de nous en faire : pourquoi s’inquiéter de perdre un sein puisqu’il peut être recréé, et nous avec ? Pourquoi ne pas s’en remettre en toute confiance à la déesse Technologie, Shiva besogneuse qui s’active comme une belle diablesse, coupant par ci, reconstruisant par là, nous imposant la vénération absolue de par son don du souffle de la vie à la femme par prothèse interposée ? C’est beau. Beau à convertir une bien-portante en patiente reconnaissante.

Et tout va souvent très vite, comme en témoigne ce tweet posté par la Crabahuteuse lundi dernier :

 

Cancer ou pas cancer le DCIS ? Aux Etats-Unis, le mouvement pour l’approche conservatrice par surveillance active et pour extraire « carcinome » de la terminologie prend de l’ampleur. Ici, dans le doute, on coupe, mais surtout, on reconstruit. Les apparences sont sauves, les affaires aussi, les femmes on ne sait pas trop, mais l’important c’est qu’elles le croient et qu’elles en soient reconnaissantes.

Cette reconnaissance est-elle de mise ? Rien n’est moins sûr. D’abord parce qu’il se pourrait bien qu’elles n’aient été sauvées de rien du tout, mais ce n’est pas notre sujet aujourd’hui. Ensuite parce que derrière cette hypermédiatisation du cancer du sein et la batterie d’outils conçus dans le but de retrouver au plus vite une féminité momentanément perdue se cache un devoir, quasi une obligation. Les moyens sont là, il faut donc les utiliser. Avec toutes ces armes de dissimulation massive à sa disposition, la survivante n’a plus aucune excuse de n’être pas « comme avant ». L’offre cache un pacte. C’est donnant-donnant : ou vous vous conformez, ou on vous prive de micro. Un seul type de survivante a droit au projecteur et à la parole : la battante, la bluffeuse qui a su dissimuler à coup de maquillage, perruque et reconstruction, les ravages du traitement. Une version néolibérale de la survivante en quelque sorte, une gagnante qui a su gérer son cancer comme une petite entreprise. Elle sera la seule admise à monter sur l’estrade parce qu’elle seule présente bien et peut raconter une belle histoire.

Beau paradoxe. Jamais n’a autant été affirmé le droit pour les cancéreuses de ne plus se cacher ni se sentir exclues alors qu’à l’intérieur même du mouvement sont exclues les survivantes qui ne collent pas au modèle. Pire, une autre forme de différence est sanctionnée. Pour preuve la mésaventure d’Adeline (lire son témoignage dans les commentaires ici), handicapée qui souhaitait participer en handbike à une course Octobre rose à Bordeaux. Refus catégorique des organisateurs. A-t-on eu peur qu’Adeline et son handbike ne fassent tâche au sein de la kermesse rose? « Aujourd’hui, la parole sur le cancer est libre », nous dit-on sur le même ton, alors que jamais elle n’a été autant contingentée dans le politiquement correct, autant réservée exclusivement à un seul type de discours, les autres étant impitoyablement censurés.

La sociologue Gayle Sulick, auteur de Pink Ribbon Blues : How Breast Cancer Undermines Women’s Health[2], exprime parfaitement ce paradoxe : « Le mouvement construit autour du cancer du sein est parvenu à placer cette maladie sous les projecteurs et à permettre à des millions de femmes d’affirmer leur statut de survivantes, mais a échoué à éliminer les stigmates associés à la maladie. » Il se pourrait bien d’ailleurs qu’il n’ait jamais cherché à le faire. Gayle Sulick dénomme ce modèle de survivante vendu par la culture du ruban rose la « she-ro » (féminisation anglo-saxonne de he-ro). Elle remarque que cette survivante héroïque participe à la normalisation du cancer du sein et n’obtient son statut que lorsqu’elle s’identifie au rôle écrit pour elle, ceci passant obligatoirement par des efforts conséquents pour restaurer sa féminité.

La maladie – plus précisément les effets du traitement – ne doit en effet en aucun cas dispenser la femme du devoir de féminité. Dominique Bertinotti, en tant que femme publique, y échappe encore moins : « J’ai remonté mon heure de réveil pour me pomponner. Plus ça se détériore, plus vous vous maquillez », dit-elle, très certainement davantage victime de cette pression que coupable de l’avoir initié, même si elle finit par la renforcer. Martine Bronner le note (ici) : « La part dévolue au problème de l’apparence dans cet article est immense ».

Ce pourrait être anodin, ça ne l’est pas. Le risque existe d’une banalisation de la maladie. Le cancer du sein ne se résume pas à un problème de perruque qui glisse. C’est pourtant ce que pourrait laisser croire l’article du Monde. La maladie semble se réduire à quelques mois désagréables à passer où tout peut se résoudre grâce à une bonne dose de volonté et de courage (du moins de ce type de courage actuellement valorisé), à quelques produits de maquillage bien adaptés, et à une perruque qui tient bien.

Le cancer du sein n’a le droit de s’afficher qu’après, lorsqu’il est présentable, et les femmes concernées de ne l’ouvrir que lorsqu’elles se conforment au modèle de la « she-ro », triomphante de son cancer, hyper-souriante, hyper-optimiste, hyper-bosseuse, hyper-battante et hyper-féminine. Je n’ose rajouter hyper-sexy mais l’option est fortement appréciée. Cependant, derrière les sourires ultra-brite des survivantes « she-ro » dont on loue le courage, la dignité et l’hyper-féminité, une pente hyper-glissante se profile : à force de bluffer, de faire comme si de rien n’était, ne va-t-on pas finir par penser qu’effectivement il n’y a rien, rien de bien méchant, rien que l’on ne puisse facilement gérer – avec le sourire en prime -, rien en tout cas qui vaille la peine d’être prévenu.

Pourquoi en effet chercher à « faire sans » quand on peut si fémininement « faire avec » ? Et nous pourrions méditer sans fin sur le manque d’ambition affiché par l’autre petite phrase faussement innocente de Marisol Touraine dans l’article du Monde, celle qui vient tout de suite après « Dominique nous a bluffés » :

« Pouvoir vivre avec sa maladie sera l’un des grands enjeux à venir ».

 

 

 


[1] Association créée en 1994 grâce à l’union de trois membres fondateurs, Marie Claire, Estée Lauder-Clinique et NRB-Vaincre le cancer qui se définit comme « porte drapeau du ruban rose » et  « qui doit rappeler à toutes les femmes l’importance de se faire dépister »

[2] Oxford University Press, USA, Reprint Octobre 2012

À propos de Rachel Campergue

Auteure (No Mammo?) La stupidité règne là où tout semble évident. Comment sont posées les questions? That is THE question...
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3 réponses à Une société du bluff

  1. Lestrat Jacques dit :

    La mammographie ne me concerne pas, sauf pour mes proches féminines quand même … Rachel, ton travail nous invite à réfléchir pour tous les dépistages et autres « préventions ». Moi, 70 ans, je suis harcelé pour le dépistage du cancer du colon et pour le vaccin contre la grippe. Instinctivement, je dis “non“ aux labos qui veulent me pomper du fric. Je relève tout de même les petits symptômes et je demande à mon toubib de me dire ce qu’il sait.
    Au final, c’est moi qui décide, non mais …

  2. CMT dit :

    Excellent billet.
    Encore une fois, en plein dans le mille.

  3. J’irais plus loin encore, tu dis -vaille la peine d’être prévenu- et moi je dirais -vaille la peine d’être VÉCU-. Au sens où en voulant concerner toutes les femmes…banaliser la maladie, la réduire à une « expérience » d’un an ou deux, cette maladie serait à la longue comme une normalité pour les femmes au même titre que la contraception, la grossesse, les THS et serait un repère identitaire. Mon parcours de vie de femme moderne: mes règles et j’achète les protections qu’il faut et je me vaccine, mon gynéco à date fixe et il me prescrit ma pilule, ma grossesse et avec PMA c’est au top car j’ai plus le temps et je suis pressée, mes THS pour pas vieillir et mon cancer du sein grâce auquel je deviens plus femme encore…et j’achète tout ce qu’il faut pour gérer au mieux. Depuis que j’ai vu la barbie qui a subi une chimio, je ne doute plus. C’est la femme normale rêvée, chauve comme un oeuf mais avec plusieurs perruques pour choisir et rester belle. j’ai cherché la barbie obèse, la barbie vieille…mais bon visiblement on ne peut être « FEMME » en vieille ou en obèse!
    On oublie tout juste avec tous ces « soucis cosmétiques » le reste, le vrai reste…la maladie, et là on est « sheroe » bien malgré soi.

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