Le cancer du sein, parlons-en!

Le fait est qu’on ne parle pratiquement plus que de ça, en particulier lors des Octobres roses, reste à savoir de quelle façon…

« De tous les cancers, celui du sein produit le bruit le plus élevé dans les médias, confirme le Dr Dominique Gros […] il sécrète lui-même les éléments de sa propre médiatisation. » C’est incontestable, parmi les maladies, le cancer du sein fait figure de star. D’ailleurs ce sont les stars qui en parlent le mieux en joignant joliment le geste à la parole en enlevant le haut pour nous inciter à passer nos mammographies. Les mauvaises langues ne se priveront pas de regretter que l’on assiste à une peopolisation et une banalisation de ce qui reste avant tout une maladie grave, mais puisque c’est pour la bonne cause…

 

On nous en parle donc, et de tout bord. Les personnes qui nous aiment nous en parlent puisqu’on le leur demande. Du côté des pouvoirs publics, on nous en parle aussi par experts en communication interposés. Mieux : on alerte, on tire la sonnette d’alarme : « Les françaises ne se font pas assez dépister ! » Convaincre les réticentes devient une priorité si l’on veut atteindre le chiffre de 70 % de participation au dépistage organisé qui semble constituer un objectif autrement plus important que de s’interroger sur le bien-fondé du dépistage en premier lieu. Tous les moyens sont bons, sans négliger les plus efficaces pour court-circuiter la raison et jouer sur l’affectif : les moyens humains… imparables à défaut d’être élégants : faire passer le message de l’intérêt d’une détection précoce est tout ce qui compte. On relance, on martèle, on sensibilise, on touche une fibre sensible par ci, on cajole par là, on témoigne, on mobilise, on recrute. Des animateurs télé à la collègue de bureau, du mari à la bonne copine, de la fille à la concierge de l’immeuble, personne n’est exempt du devoir de sensibilisation. Difficile de résister sans culpabiliser à ce déluge de bonnes intentions, d’autant plus qu’il provient de personnes « qui nous aiment » et que nous blesserions si nous refusions leurs conseils.

 

Une question lancinante parvient tout de même à percer le bruit de ce concert de voix doucereuses savamment orchestré : informe-t- on vraiment ? A première vue, il serait aisé de le penser que oui tant on parle du dépistage − au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, on ne parle de cancer du sein qu’en termes de dépistage − : comment ne pas « être au courant » ? Mais au courant de quoi ? Des conclusions des études scientifiques indépendantes sur le sujet ? Du débat qui agite la communauté scientifique depuis plusieurs années concernant la balance bénéfices/risques de la mammographie de dépistage ? Bizarrement, pas tant que ça. En dépit de tous ces efforts de communication, il semblerait que l’on parle avec incontestablement moins d’empressement des limites et des risques de la procédure que de ses bénéfices. Conséquence inévitable : l’information reçue n’est pas équilibrée, condition pourtant indispensable à un choix réellement éclairé. L’ancien directeur du monde diplomatique nous avait pourtant prévenues : « Surmédiatisation n’est pas toujours synonyme de bonne information[1]. » Se pourrait-il alors que l’« on en arrive à ce paradoxe que, plus on communique, moins on informe, donc plus on désinforme[2]. »

 

Pourtant, à première vue, « parler » et « informer » ne semblent pas incompatibles. Tout dépend en fait du contexte… et de qui en parle. « Parlez-en aux femmes que vous aimez. », nous enjoint-on. Nulle perspicacité n’est requise pour comprendre que dans le contexte où il nous est demandé de le faire il s’agit avant tout de rappeler « aux femmes que l’on aime » qu’il serait bon qu’elles se soumettent au dépistage, et ce en leur récitant plus ou moins fidèlement les arguments des campagnes de sensibilisation. Mais de quel droit pouvons-nous inciter ces femmes à se faire dépister sans être soi-même informé ?

 

Supposons que j’aie dans mon entourage une amie dans la cinquantaine que les chants des sirènes des Octobres roses ont jusque-là laissée de marbre. Pensant bien faire, je parviens à la convaincre de passer une mammographie, or voilà que cette mammographie − que l’on nous présente comme un geste simple, facile, et qui plus est, gratuit − va changer sa vie à jamais : elle révèle une suspicion de cancer que les examens complémentaires confirment. Le diagnostic est posé, le traitement enclenché. Il y bascule irrémédiable dans un autre monde où l’on en vient à regretter les « petits » problèmes de sa vie d’avant. Un monde où l’insouciance, paradoxalement, se travaille et se reconquiert à force de conscience. Avant, il y avait une femme. Après, il y a une cancéreuse, qui va devoir lutter pour être femme à nouveau. « Heureusement que nous l’avons détecté à temps », jubile pourtant son radiologue. « Docteur, vous m’avez sauvé la vie ! » le remercie l’intéressée. Dans ces effusions, elle ne m’oublie pas : « Heureusement que tu m’as convaincue ! » Je réponds humblement que je n’ai fait que mon devoir en lui conseillant d’aller passer une mammographie. Au fond de moi, je n’en pense pas moins : malgré la chirurgie, la radiothérapie et le traitement médicamenteux par lesquels doit à présent passer mon amie, je ne suis pas loin de penser que grâce à moi, on lui a détecté un cancer à un stade précoce qui autrement aurait été mortel. Clap de fin de la belle histoire, l’officielle, celle imprimée sur papier glacé, l’aimée des Octobres roses.

 

Pourtant, au sortir du plateau de tournage d’Alice in Wonderland, rien n’est aussi rose, ni aussi simple : d’autres scénarios sont possibles, tout aussi plausibles. Le premier de la liste : il se pourrait que mon amie ait échappée à un décès par cancer du sein, mais que la radiothérapie entraîne chez elle une insuffisance cardiaque qui se révèlera fatale. Le décès est alors imputable au traitement du cancer. Deuxième scénario : son cancer fait partie de ces cancers dormants, non destinés à évoluer. Autrement dit, il serait passé totalement inaperçu s’il n’y avait eu le dépistage pour le révéler. Conséquence : la chirurgie, la radiothérapie, les effets secondaires du traitement médicamenteux, le stress, et une étiquette de cancéreuse collée à vie, tout cela pour rien. La mammographie dans ce cas ne lui aurait aucunement sauvé la vie, mais au contraire gâché. Nous réalisons brutalement à quel point le fait d’« en parler »  aux femmes de notre entourage représente une écrasante responsabilité.

 

Responsabilité que les plus éminents chercheurs dans ce domaine ne se risquent pas à prendre, et pour cause, sur la base des informations que l’on peut supposer plus étoffées que celles dont disposent ceux et celles que l’on charge d’en parler aux femmes qu’ils aiment.

Pour illustration, la conclusion de la méta-analyse de 2009 effectuée par les chercheurs Peter Gotzsche et Margrethe Nielsen de l’Institut Cochrane nordique[3], lui-même rattaché à la Collaboration Cochrane, institution indépendante réputée pour le sérieux de ses méta-analyses évaluant les procédures médicales. Les chercheurs ont passé au crible 11 essais sur la mammographie de dépistage : il en résulte 73 pages, dont 15 de références scientifiques. Ces gens-là savent a priori de quoi ils parlent : s’il en est qui seraient en droit de formuler un conseil avisé, ce sont bien ces gens là. Or, que conseillent-ils aux femmes ? De se faire dépister ? Non. De ne pas se faire dépister ? Pas davantage. La conclusion de leur opus tient en une seule et unique phrase : « Le dépistage par mammographie présente des bienfaits et des dommages et ce devrait être à la patiente elle-même de peser le pour et le contre. » La seule attitude défendable d’un point de vue éthique et moral pour ces experts est de laisser la décision entre les mains des femmes. À méditer…

 

On jette trop souvent l’anathème sur ceux et celles qui réclament qu’une information loyale soit délivrée aux femmes sous le prétexte qu’ils risquent de dissuader certaines d’entre elles de se soumettre au dépistage. Il est certain que lorsqu’une candidate au dépistage prend connaissance des conclusions de l’Institut Cochrane nordique, elle risque de réfléchir à deux fois avant de décrocher son téléphone pour prendre rendez-vous au centre d’imagerie médicale le plus proche. Mais elle aura pris sa décision à cause de l’information qu’elle a en main, et non à cause des lanceurs d’alerte qui réclament la disponibilité de cette information pour les premières intéressées. Nuance. Qualifier ces lanceurs d’alerte d’assassins au vu du fait que certaines déclineront le dépistage (qui est censé dans les slogans pro-dépistage leur « sauver la vie ») revient à laisser entendre que les femmes sont incapables de prendre une décision en se basant sur les faits et n’ont aucun libre arbitre, traduction d’un paternalisme que l’on pensait mort et enterré. Priver les femmes d’une information équilibrée constitue une responsabilité imprenable d’un point de vue éthique. Leur donner tous les éléments nécessaires à un choix informé et leur laisser la pleine et entière responsabilité de leur décision représente, de fait, la seule option possible.

 

Ce petit rappel d’une responsabilité bien comprise n’avait d’autre but que celui de souligner à quel point être bien informées dans ce domaine aussi médiatisé et sujet aux passions que le dépistage du cancer du sein, est capital, pour ne pas dire vital. « En parler » au sens où on l’entend dans le contexte des campagnes de sensibilisation au dépistage est tout à fait insuffisant… et peut même s’avérer dangereux.

 

En effet, si  le ruban rose − emblème omniprésent de ces campagnes − reste un objet, le dépistage du cancer du sein par mammographie dont il symbolise la promotion, est quant à lui une procédure médicale, il s’agirait de ne pas l’oublier. Son acceptation est en conséquence soumise au principe du consentement éclairé, réaffirmé par la loi du 4 mars 2002, dite loi Kouchner. Dans le chapitre concernant l’information des usagers du système de santé et l’expression de leur volonté, art L. 1111-4, il est dit : « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. » Eclairé, cela signifie informé. Le Code de déontologie médicale le précise d’ailleurs : « Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille, une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose (art. 35).

 

« En parler » prend immédiatement une autre dimension : l’affaire est bigrement sérieuse. Nous allons peut-être devoir en parler de façon plus objective, moins promotionnelle, en un mot : différemment. « Si on parlait du cancer du sein sans vouloir faire peur ni entretenir des illusions ? Si on en parlait sans infantiliser ni culpabiliser ? Si on sortait du prêt-à-penser, des discours tout faits et de la langue de bois ? », suggère Dominique Gros. Et d’ailleurs, qui serait habilité à en parler ? Les people « qui en montrant ses seins ont sauvé leur vie » ? Les animateurs télé ? Pourquoi pas après tout, mais avec une condition pré-requise : qu’ils aient pris connaissance des conclusions des chercheurs de l’Institut Cochrane nordique afin d’assumer, en toute connaissance de cause, la responsabilité de décider en lieu et place de la candidate au dépistage, de ce qui est le mieux pour elle.

 

Oui, décidément, entre « en parler » et informer, il y a un monde…

 

 



[1] Ignacio Ramonet, La tyrannie de la communication, Paris, Gallimard, 2001

 

[2] Bernard Langlois, « Plus on communique, moins on informe » in Collectif, « Guerres et télévision. », cité par Ignacio Ramonet.

[3] P. Gotzsche, M. Nielsen « Screening for breast cancer with mammography (Review) » (2009)

www.cochrane.dk : screening for breast cancer with mammography (doc pdf)

À propos de Rachel Campergue

Auteure (No Mammo?) La stupidité règne là où tout semble évident. Comment sont posées les questions? That is THE question...
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2 réponses à Le cancer du sein, parlons-en!

  1. Bonjour, je suis âgée de 54 ans et aprés une mammo le 30/12/2011, un nodule de 14mm siège au sein gauche. Visite chez le gynéco, m’ayant confirmé qu’il faut explorer en effet, le 14/01/2012 j’ai subi une intervention sous anesthésie générale pour extraction extemporanée. A mon réveil j’apprends qu’il faut totalisé le sein, mais je n’ai toujours pas eu le résultat de l’anapath à ce jour du 19/01/2012. Quel est votre avis ? Je suis sous antibiotique et un tuyau de drainage est toujours en place. Je ne suis pas alitée, je n’ai pas fourni de certificat de maladie, je garde ma maladie en secret. Mon travail est dans un endroit calme et chauffée.

    • Rachel Campergue dit :

      Bonjour,

      Je n’ai aucune compétence pour donner un quelconque avis médical : je ne suis pas médecin. D’autre part, même un médecin aurait bien du mal à répondre à votre demande par Internet : un blog ne remplace pas une consultation médicale avec connaissance approfondie du dossier et relation médecin-patiente. Attendez peut-être déjà de voir les résultats de l’anapath, discutez-en avec le ou les médecins qui vous suivent. N’hésitez pas à poser des questions si quelque chose ne vous parait pas clair. N’ayez pas honte de demander des explications et des précisions sur les procédures que l’on vous propose. Vous avez le droit de comprendre ce que l’on veut vous faire. S’informer n’est jamais ridicule. »

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