Komen épinglée dans le BMJ

Emportée par son zèle à « éduquer » les femmes à se soumettre à la mammographie, la fondation Komen, leader incontesté des organisations caritatives gravitant autour du cancer du sein, ne les tromperait-elle pas sur la réelle efficacité de la procédure au moyen de statistiques trompeuses ? Non contents de répondre par l’affirmative dans le British Medical Journal du 2 aout dernier, deux chercheurs expliquent comment. Quand un donneur de leçon est apostrophé, les « éduquées » rient sous cape…

La fondation Komen (de son vrai nom Susan G. Komen For The Cure®) a lancé, entre autres, les fameuses races for the Cure® pendant lesquelles elle charge des millions de femmes à travers le monde de courir après « the Cure » affublées d’un T-shirt rose. Bizarrement, l’expression « for the Cure® » est d’ailleurs une marque déposée et Komen n’apprécie pas, mais alors pas du tout, que d’autres associations, croyant bien faire, organisent elles aussi des kermesses roses en usant de la popularité du concept « for the Cure ». Elle a ainsi traduit en justice, entre autres, de biens innocents amateurs de cerfs-volants qui souhaitaient récolter des fonds pour lutter contre le cancer du sein avec leur propre évènement « Kites for the Cure ».

Cependant, si l’expression « for the Cure » possède l’inestimable avantage de rassembler les foules, une bonne part des fonds collectés va au développement de l’accès à la mammographie et à l’« éducation »… au dépistage. Ainsi, en octobre 2011, Komen a lancé l’affiche présentée en tête d’article afin de bien faire entrer dans la tête des femmes que le seul moyen qu’elles avaient de sauver leur peau des griffes du crabe rose était de passer leurs seins aux rayons X. De façon imprévue, c’est l’affiche elle-même qui sera passée aux rayons X par deux chercheurs, Lisa M. Schwartz et Steven Woloshin, tout deux professeurs au Dartmouth Institute for Health Policy and Clinical Practice à Lebanon, dans le New Hampshire. Leur compte-rendu radiologique prendra la forme d’un article dans le British Medical Journal :  « How a charity oversells mammography » ( Comment une organisation caritative exagère les bénéfices de la mammographie). Remarquons au passage le ton franc et affirmé du titre, assez inhabituel pour une revue médicale. Nous aurions plutôt attendu « Les bénéfices de la mammographie exagérés par une organisation caritative ? », ou encore : « Une organisation caritative exagèrerait les bénéfices de la mammographie », les modes interrogatif et conditionnel étant d’usage dès lors que les chercheurs ont l’ombre d’un doute qu’il pourrait en être autrement, rigueur oblige : nous ne sommes pas dans un journal à sensation. Or, dans le cas présent, nous avons passé le cap du doute depuis belle lurette, la culpabilité de Komen est établie : les chercheurs en sont à présent à exposer l’arme du crime.

La publicité, constatent-ils, affirme que la clé de la survie au cancer du sein est entre les mains des femmes, plus précisément de leur participation au dépistage puisque : « La détection précoce sauve des vies. Le taux de survie du cancer du sein lorsqu’il est détecté tôt est de 98 %. Lorsqu’il ne l’est pas ? 23%.» Quelle femme, à la lecture de cette statistique édifiante, ne ressent pas immédiatement le besoin de se ruer sur son téléphone pour obtenir dans les plus brefs délais un rendez-vous pour une mammo au centre d’imagerie médicale le plus proche ? « Ce bénéfice semble si incontestable, confirment Schwartz et Woloshin, qu’il est difficile d’imaginer qu’une femme puisse refuser la mammographie, ou alors, c’est qu’elle est folle. Mais en fait, c’est la publicité qui est folle. »

Beau renvoi de balle. On nous a tant rabâché que si nous ne souscrivions pas un abonnement bisannuel à la mammographie de dépistage nous étions folles que, lorsque deux professeurs renommés publiant dans le BMJ -rien que ça- retournent le compliment et affirment que ce n’est pas nous, mais la pub de Komen qui est folle, on se sent tout de suite plus légères. Ce que font Schwartz et Woloshin, l’air de rien, est grandiose : ils donnent au 48 % de femmes qui ne se soumettent pas au dépistage leur bon de sortie de l’asile, et leur absolution du péché de non participation aux futurs programmes de dépistage par-dessus le marché. Personnellement, je m’en sens toute revigorée tant la culpabilité est un levier dont usent et abusent les campagnes de dépistage. Nous en avons encore un exemple flagrant avec celle lancée par Komen.

On pourrait virtuellement écrire un essai entier sur l’affiche éditée pour l’occasion. Non pas sur son message intentionnel, en soi assez clair : « Faites vous dépistez », mais pas ce qu’elle révèle. Pour aller à l’essentiel, le premier élément qui frappe est la place occupée par la flèche – rose comme il se doit- : elle mange la moitié de l’affiche au point d’empiéter sur le visage de la candidate au dépistage qui, du coup, passe au second plan. Délibérément ou non, Komen résume parfaitement la philosophie des politiques de santé publique quand il s’agit de la santé des femmes: il s’agit d’un parcours fléché. Le dirigisme est omniprésent. C’est par là qu’il faut aller et pas ailleurs. Cette flèche large, épaisse, est dirigée vers le bas : elle semble clouer au sol la femme sous le poids de la responsabilité qui lui incombe. Si elle meurt du cancer du sein, ce sera entièrement de sa faute : la bougresse ne se sera pas fait dépister à temps. Un acte, un seul, peut la délivrer de la faute originelle qui ne la lâche pas depuis Eve et la flèche est là pour le lui indiquer charitablement mais sans ambigüité aucune : « se faire dépister ». Cela parait si simple après tout : pourquoi ne pas s’y conformer ? Il est parfois tentant d’abdiquer sa liberté de penser simplement pour être délivrée du poids de cette culpabilité imposée. Voici à présent l’affiche « corrigée » par les soins de Lisa Schwartz et Steven Woloshin :

« Not so » (pas tant que ça), répondent-ils à l’affirmation comme quoi le dépistage serait la clé de la survie. Ils développent : « Le dépistage par mammographie n’est en rien la garantie qu’une femme survivra à son cancer du sein. Les données les plus probantes indiquent qu’il diminue les chances qu’une femme de plus de 50 ans décède d’un cancer du sein dans les dix prochaines années approximativement de 0,53% à 0,46% – une différence de pourcentage de 0,07 %. Du fait que les traitements pour le cancer du sein sont beaucoup plus efficaces à présent qu’à l’époque où les essais sur le dépistage par mammographie ont été mis en place, certains experts se demandent si ledit dépistage présente un quelconque intérêt. »

« Not so », rétorquent-ils de même à la mirobolante statistique « le taux de survie des cancers du sein lorsqu’ils sont détectés de façon précoce est de 98 % ». Selon eux, « la survie à cinq ans tant pour les cancers de stade précoce qu’avancé ne vous dit rien sur les bénéfices du dépistage », et ce à cause du biais engendré par l’avancée dans le temps du moment du diagnostic (le fameux lead time bias).  En résumé et pour parler clairement, c’est le moment du diagnostic qui avance, et non l’heure de la mort qui recule. Il existe en effet une période de temps comprise entre le moment où une tumeur est détectable par la mammographie et le moment où la même tumeur serait perceptible à la palpation. C’est cette période de temps qui est ajoutée à la survie à cinq ans, donnant bien meilleure mine aux statistiques. La femme ne meurt pas plus tard, elle connait son diagnostic plus tôt et, par conséquent, est cataloguée cancéreuse plus tôt. Cela présente-t-il un quelconque intérêt ? La question serait à poser aux premières intéressées.

Afin que nous comprenions à quel point ce phénomène du lead time bias peut invalider les statistiques de survie à cinq ans, les chercheurs nous gratifient d’un exemple éclairant : « Prenez un groupe de 100 femmes à qui on a posé un diagnostic de cancer parce qu’elles ont senti un nodule dans leur sein à l’âge de 67 ans, et imaginez qu’elles soient toutes mortes à l’âge de 70 ans. La survie à cinq ans pour ce groupe est de 0 %. A présent, imaginez que ces mêmes femmes aient été dépistées à l’âge de 64 ans, le diagnostic a donc été posé trois ans plus tôt mais elles n’en meurent pas moins toutes à 70 ans. La survie à cinq ans est à présent de 100 %, et pourtant aucune d’entre elles n’a vécu une seconde de plus. »

Cependant ce biais du délai entre l’établissement des deux diagnostics (mammographie vs palpation) n’est pas le seul à fausser les statistiques de survie à cinq ans. Rentre bien entendu en compte le surdiagnostic. Il est évident qu’en incluant dans les statistiques des cancers qui n’étaient jamais destinés à évoluer, celles-ci ont toutes les chances de paraître avantageuses sans que ni l’efficacité du traitement ni la précocité de la détection n’y soient pour quelque chose. « Détecté tôt, les chances de guérison sont de 90 % », est pourtant la star incontestée des arguments visant à justifier la mammographie. Non seulement nous le retrouvons dans les brochures dites d’information accompagnant les invitations à se faire dépister et ad nauseam tout au long des 14 fiches roses chargées de convaincre les récalcitrantes au dépistage, mais, et c’est peut-être plus grave,  il émaille  également le discours des officiels de l’Inca. Cependant, y a-t-il grand mérite à « guérir » un cancer qui n’était pas destiné à rendre son hôte malade pour commencer ? C’est, semble-t-il, s’attribuer la gloire de la « guérison » un peu vite. Schwartz et Woloshin résument : « Le surdiagnostic fait gonfler les statistiques de survie même lorsque le dépistage échoue à sauver des vies. Plus il y a de surdiagnostic, plus grande est cette inflation. » Le principal effet pervers du dépistage par mammographie vient ainsi paradoxalement prêter main forte aux partisans de la procédure.

Les chercheurs poursuivent en constatant que s’il devait exister un Oscar pour récompenser les statistiques trompeuses, les statistiques de survie utilisées pour promouvoir le dépistage par mammographie remporteraient haut la main le pompon, et ce pour la bonne raison qu’il est impossible, dans ce genre de statistiques, d’éviter les biais engendrés par l’avancée du moment du diagnostic et le surdiagnostic. C’est pourquoi, font-ils remarquer, les experts ont depuis longtemps exposé le fait que, dans le domaine du dépistage, les statistiques de survie n’ont pas grande signification : il n’existe aucune corrélation entre la survie et ce qui importe vraiment, à savoir le nombre de personnes qui décèdent. Pourtant, déplorent encore Schwartz et Woloshin, cela n’empêche pas l’interprétation erronée des statistiques de survie. Même – et c’est dramatique- par les professionnels de santé vers qui les femmes se tournent pour les aider dans leur décision. Ils citent une enquête de l’Institut Max Plank qui montre que la plupart des généralistes américains considèrent à tort l’augmentation de la survie à cinq ans comme preuve que le dépistage sauve des vies alors que le seul moyen fiable de déterminer si un dépistage est ou non efficace reste de mesurer la réduction de mortalité qu’il engendre lors d’essais randomisés.

Encore une chose à mettre au crédit de Schwartz et Woloshin : leur intelligence pratique. La réalité de l’efficacité de la mammographie est une chose, sa perception, une toute autre. Les chercheurs l’ont parfaitement compris en s’attaquant aux sources de cette perception. En effet, si dans les pages des revues médicales les faits parlent de plus en plus en défaveur de la procédure, dans les pages des revues dites féminines ou dans le cadre des campagnes des institutions de santé publique ou des associations caritatives, le message envoyé, à de rares exceptions près, est avant tout promotionnel et conduit le plus souvent à une perception erronée de l’efficacité de la mammographie. Le prochain grand chantier dans cette gigantesque entreprise de redéfinition de la mammographie pourrait bien se situer sur le plan de la communication…

Schwartz et Woloshin concluent : « Quand il s’agit de leur participation au dépistage, les femmes attendent bien autre chose que des slogans publicitaires : elles ont besoin – et méritent- les faits. Non seulement la publicité de la campagne Komen n’apporte aucun fait, mais elle rend toute décision véritablement informée impossible par un usage trompeur des statistiques de façon à faire naître de faux espoirs au sujet des bénéfices du dépistage par mammographie. Pas très charitable comme attitude. »

« LESS TALK, MORE ACTION » prône Komen au bas de son affiche. « MORE THINKING » serait plus pertinent.

 

 

 

 

 

 

À propos de Rachel Campergue

Auteure (No Mammo?) La stupidité règne là où tout semble évident. Comment sont posées les questions? That is THE question...
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Une réponse à Komen épinglée dans le BMJ

  1. Nicot Philippe dit :

    Merci pour ce billet qui nous rend intelligent.
    Finalement ce que prône Komen est « un penser moins pour agir plus ». Et ce que démontrent Lisa M. Schwartz et Steven Woloshin c’est que le scepticisme n’est pas l’ennemi du progrès, que le doute n’est pas un handicap à une citoyenneté responsable et éclairée et que l’art de la lecture critique n’est pas une une discipline réactionnaire.
    Conclusion: Vive l’expertise citoyenne!
    Dr Philippe Nicot. Ma déclaration publique d’intérêt est ici: http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2010-08/nicot_philippe_-_declaration_publique_dinterets_du_25-05-10.pdf

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