L’info sans les petits rubans

« Bien informées, les femmes sont des citoyennes ; mal informées, elles deviennent des sujets[1] »

 

Pourquoi ce nom de blog aux incontestables accents féministes ? Pour plusieurs et évidentes raisons. En premier lieu, passés les grands acquis du mouvement féministe des années 70, force est de constater, certaines lois étant venues sanctionner lesdits acquis, qu’il a été considéré qu’on en avait déjà bien assez fait − avec ça, elles seront contentes pour un bon moment − et qu’il était temps de regarder ailleurs, oubliant par là allègrement que le changement des mentalités, condition sine qua non à une application en profondeur et de l’intérieur des législations, n’avait pas, ou très peu, suivi.

Il suffit de procéder à une simple comparaison des stratégies de communication des campagnes de santé publique selon qu’elles s’adressent à des hommes ou à des femmes pour s’en convaincre. Pour illustration, nous attendons toujours, avec une impatience à peine contenue, que l’on sensibilise les hommes au dépistage du cancer de la prostate au moyen d’un roman-photo. Le plus pernicieux peut-être, c’est que cette différence dans la façon de communiquer est tant entrée dans les mœurs qu’elle ne se remarque plus. Et pourtant, il est des énormités qu’il faut exposer.

Récemment, une journaliste, se faisant l’avocat du diable, me posa cette candide et bien innocente question : « Alors que le dépistage du cancer du sein vient à peine de se démocratiser auprès des femmes, ne risque-t-on pas d’envoyer un message brouillon en leur parlant de surdiagnostic? Ce message n’est-il pas plus dangereux que le surdiagnostic lui- même? » Cette double question me fit instantanément froid dans le dos. Suggérer que la délivrance aux femmes d’une information nuancée, rendant compte de tous les aspects du problème (ce qui est appelé ici « message brouillon ») est dangereux, est en lui-même dangereux.

Sans aller chercher très loin, cette excuse a servi d’alibi à nombre de régimes dictatoriaux. Car enfin, si nous transposions cette attitude (donner aux femmes une consigne unique et simple) dans un contexte politique, nous obtiendrions tout simplement un parti unique. Pourtant, lorsque le droit de vote a été accordé en France aux femmes en 1944 − 24 ans après l’Azerbaïdjan − personne, à ma connaissance, ne s’est écrié qu’il fallait organiser, spécialement pour elles, des « élections » à un seul parti, autrement les pauvres chéries risquaient d’être totalement perdues et en proie à la plus insupportable des confusions. En les jugeant capables de glisser un bulletin dans l’urne, on a admis − certains avec davantage de réticences que d’autres il est vrai − qu’elles disposaient d’un cerveau en parfait état de marche et étaient par là à même de choisir entre plusieurs candidats selon celui qui leur paraissaient le mieux convenir à leurs valeurs. Il n’a jamais été question de sélectionner en amont le programme politique qui semblait le mieux adapté pour elles.

67 ans après cette année progressiste, c’est pourtant ce qui se produit dans le domaine de la santé publique. En 2011, les concepteurs de campagnes persistent à penser que toute information n’est pas bonne à donner aux femmes, jugées par trop stupides pour analyser la complexité des données et faire la part des choses ; et dans le même temps bien trop fragiles psychologiquement pour affronter une réalité pas toujours rose et accepter de renoncer à de confortables illusions consciencieusement entretenues à coup de campagnes de sensibilisation. C’est bien connu : les femmes pensent toutes pareil et n’ont pas été dotées à leur sortie d’usine de l’option « droit à la diversité des valeurs personnelles ». Une directive unique pour toutes leur conviendra en conséquence bien davantage et leur épargnera une réflexion bien au dessus de leurs forces. Elles devraient être reconnaissantes de tout ce travail d’investigation effectué en amont. D’ailleurs, et il m’en coûte de l’écrire, certaines le sont. On décide en haut lieu, en vertu d’une procuration jamais signée, du devenir de leurs seins, et de leur devenir tout court. On calcule bien loin d’elles la résultante du rapport bénéfices/risques  − les femmes n’ont jamais été très fortes en maths −, on se retranche derrière des bénéfices non prouvés, et on se pare de l’habit du juste en déclarant « se refuser à faire prendre le moindre risque aux femmes », sans toutefois les informer de l’ensemble des risques qu’elles encourent en se soumettant au dépistage.

Décider à la place d’un autre est une lourde responsabilité dont tout en chacun est conscient et personne ne songerait à s’accaparer ce droit illégitimement dès lors que l’on n’a pas affaire à un mineur sous tutelle. Personne, excepté nos décideurs en santé publique puisque c’est exactement ce en quoi consiste le fait d’inciter sans informer. C’est pour cette raison que, 67 ans après avoir obtenu le droit de vote, il peut s’avérer nécessaire de revendiquer le droit à une information loyale. Quant à la décision, évidence non évidente, elle appartient à chaque femme, prise individuellement, et à elle seule.

Cette revendication constituera donc notre fil rouge … Cependant, soyons réalistes, l’expérience à montré que lorsque des intérêts financiers sont en jeu − et ils sont considérables dans le cadre de la mammographie de dépistage − la résistance au changement est acharnée. Tous les moyens seront bons pour maintenir sur son piédestal cette vache sacrée autant que vache à lait. Les budgets consacrés à sa défense seront aussi illimités que la mauvaise foi avec laquelle la confiscation de l’information sera présentée comme un acte d’amour désintéressé envers les femmes : « Si nous sommes dans l’obligation de prendre des décisions à votre place sans vous en informer, nous le faisons pour votre bien. Laissez-nous prendre soin de vous… », et où toute envie de révolte d’une femme récemment diagnostiquée devant la lourdeur du traitement et l’injustice de la maladie sera tuée dans l’œuf en complimentant à l’envie les survivantes sur leur héroïsme et en les inondant de recettes pour rester féminine même au plus fort de la chimio. Le fait est que bien octobres roses s’écouleront encore avant que les femmes aient droit à une information loyale et équilibrée. En attendant que ce droit pourtant bien légitime soit acquis, allons-nous nous contenter, tels des oisillons encore au nid, de recevoir le bec grand ouvert une information déjà prémâchée par nos parents de substitution ?

Une alternative constructive à cette attente les ailes croisées serait, il me semble, d’aller chercher par nous-mêmes cette information que l’on nous refuse. De même, pourquoi ne pas mettre à profit ce temps pour entraîner − elles en ont bien besoin − nos facultés d’analyse critique et apprendre à décrypter toute « information » servie gracieusement sur un plateau sous prétexte de sensibilisation. En règle générale, lorsque nous avons du mal à y voir clair, nos chaussons nos lunettes. En matière de dépistage du cancer du sein, ce sera le contraire : si nous voulons avoir une vision réaliste et lucide de la mammographie de dépistage, il nous faudra, en tout premier lieu, ôter nos lunettes roses. Le contenu de ce blog aidera, je l’espère, à mettre définitivement de côté ces lentilles déformantes.

 

J’ai longtemps hésité avant de me lancer dans ce projet : trop astreignant. Après « No Mammo ? », j’estimais mon devoir accompli et m’apprêtais à sortir le plus discrètement possible par la porte de service. C’est alors que je me suis sentie rattrapée in extremis par le fond du pantalon : je n’allais pas, semble-t-il, m’en tirer à si bon compte. On m’a fait comprendre, diplomatiquement certes mais sans ambiguïté aucune, que ce n’était pas tout d’avoir écrit un livre qui se voulait un pavé dans les deux sens du terme : il fallait à présent assumer et poursuivre ce qui avait été commencé. De mon côté, je souffrais parfois, il faut bien l’avouer, d’intolérables démangeaisons du clavier tant l’envie de réagir à ce qui me semblait un mensonge avéré proféré publiquement, ou un recours abusif aux techniques de relations publiques dans un but de promotion d’une procédure médicale, était irrépressible.

Voila pourquoi ce blog qui n’aurait jamais vu le jour sans l’aide d’Alain Wasniewski, de Voix médicales. Il se veut avant tout un espace où trouver une information différente, un lieu de réflexion et d’échange avec d’autres blogs, un infime relais de cette blogosphère, incontrôlée parce qu’incontrôlable, dynamique, vivante, insoumise, qui résiste tant bien que mal à la main mise des lobbies sur l’information en matière de santé. Puisse-t-il être utile sans ennuyer…

 


[1] Détournement éhonté d’une citation d’Alfred Sauvy : « Bien informés, les hommes sont des citoyens ; mal informés, ils deviennent des sujets. »

À propos de Rachel Campergue

Auteure (No Mammo?) La stupidité règne là où tout semble évident. Comment sont posées les questions? That is THE question...
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2 réponses à L’info sans les petits rubans

  1. laurent lavigne dit :

    Je viens de vous découvrir, via formindep, ce matin et mon enthousiasme m’a fait mettre en liens votre blog sur mon compte fb.
    1) oui c’est astreignant de tenir un blog, aussi acceptez mon encouragement d’un citoyen à une citoyenne.
    2) j’apprécie votre nom de domaine, votre fil rouge, votre déclaration de profil et ces trois pointeurs là résonnent chez moi avec l’assertion suivante : « soyons experts de notre propre vie » !
    3) j’ai lu vos articles ici, je les lis et les prends de manière littérale mais également je ne manque pas de les trans-poser, au moins puisque je suis un homme, donc concerné mais pas impliqué dans ma chair (par la mammographie, le cancer du sein…) et ensuite car j’aime décortiquer, déconstruire, « sourcer » l’information et enfin, car les sujets de transposition ne manquent pas, ne serait ce que dans la santé (il n’y a pas que les femmes qu’on tente de « manipuler », il serait naïf de simplifier ce débat au « genre » du sujet) ou encore dans l’alimentation, la gestion des ressources naturelles etc…
    4) merci à vous de continuer à vous exprimer, c’est utile, ben oui ! et ceux qui peuvent trouver çà ennuyeux, lisent autre chose…

    Bien à vous,
    Laurent LAVIGNE

    • Rachel Campergue dit :

      Un grand merci pour votre commentaire.
      « Décortiquer, déconstruire, sourcer l’information » : c’est tout à fait ça.
      Nous prenons trop souvent de la communication pour de l’information.
      Entièrement d’accord avec vous sur le fait que ce problème va bien au-delà de la campagne pour le dépistage du CS et il serait dommage de le réduire à un problème de genre. C’est juste un peu plus flagrant dans ce domaine, mais ça se retrouve partout et la transposition est toujours instructive, une fois qu’on a pris le coup…

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